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Le repos émouvant

 

«On ne peint plus des natures mortes», dit Sylvain Bissonnier, parce que ce n’est plus au gout du jour. Et pourtant, il les peint encore et encore depuis des années, ce qui fait de lui en 2021 un artiste aussi contemporain que les artistes VR. Car que faisons-nous d’autre depuis plus d'un an, que de regarder – tout comme lui – encore et encore les mêmes objets dans notre appartement? À la différence près que cette activité nous épuise assez rapidement, car nous manquons de débouchés créatifs, nous ne pouvons pas traduire ce qui précède en quelque chose de nouveau, le prosaïque en poésie.

 

C'est peu à peu que Sylvain Bissonnier s’est approché de la nature morte. Venant de la danse, du théâtre et de la fabrication de marionnettes, les corps humains dominent d’abord ses dessins et, à partir de 2010, aussi la peinture: des corps qui, comme ceux des œuvres d'Egon Schiele, semblent émaciés, tordus, voire torturés. Comme Schiele, Bissonnier travaille avec un contour fort, par contre, on ne trouve pas de portraits chez lui. Ses corps ont un air anonyme, interchangeable. Les têtes sont effacées, censurées par la peinture, ce qui deviendra caractéristique de l'œuvre de Bissonnier.

 

Déjà dans ses premiers tableaux, le peintre invite la couleur à couler sur la toile dans des zones choisies, afin de donner à la peinture, à la matière, la priorité sur l'illusion de la représentation. Bissonnier a sûrement emprunté ce dispositif stylistique au surréaliste Dado, autre référence artistique connue pour des compositions exubérantes, qui semblent se refléter dans la série plutôt abstraite Carcasse de 2013/14.

 

Après avoir peint de façon abstraite pendant environ trois ans, Bissonnier a commencé en 2014 une série de natures mortes. Les compositions sont devenues plus ordonnées, les couleurs pop faisant place à un spectre réduit de tons délavés et impurs. La nature morte de Bissonnier transmet un silence réconfortant et suggère le travail de Giorgio Morandi, qui, également dans un petit atelier, a peint des bouteilles, des vases et des cruches, encore et encore.

 

L'œuvre de Bissonnier comprend de même des ustensiles banals du quotidien tels que bouteilles, verres, canettes, bols – blottis les uns contre les autres, alignés horizontalement, sur un support non défini et devant un fond également ouvert. Le spectre de couleurs est dominé par le bleu, le marron et le blanc; d'autres couleurs comme le jaune d'un œuf cassé ou le rouge d'un gant en caoutchouc mettent des accents de composition qui laissent les yeux vagabonder, apportent du mouvement dans la nature morte et agissent comme des entités autonomes communiquant les unes avec les autres.

 

L'impression de mouvement est renforcée lorsque, comme sur Noctambule, 2019, le peintre compose un tableau à partir de deux toiles qui ne sont pas exactement de la même taille et sont légèrement décalées l'une de l'autre. De ce fait, la composition est un peu décentrée, ce qui la fait paraître plus vivante, mais aussi plus fragile. De plus, Bissonnier travaille avec un trait de contour dynamique qui contraste avec les couleurs fanées et sales. Les objets oscillent ainsi constamment entre leur apparition et leur effacement.

 

Dans l'œuvre de Bissonnier, l'encre noire fait référence à la littérature ainsi qu'à la calligraphie et à la bande dessinée. Les objets légèrement penchés, parfois tordus, bosselés, semblent (ré)animés par le trait volontaire, dont ils reçoivent quelque chose de ludique ainsi que leur propre autonomie. Les objets mis en scène ne sont pas élégants, mais anciens, usés et ne conviennent pas comme décoration. Et c'est exactement pourquoi ils nous sont proches, pourquoi ils nous émeuvent. Il semble que les œuvres aient quelque chose de très humain, malgré ou à cause de l'absence d'humains.

 

Cependant, certains objets, comme une bouteille en plastique bosselée, présentent des signes d'usure concrets, renvoyant ainsi indirectement à l'être humain, sans qui les natures mortes de Bissonnier ne peuvent être imaginées. Parce qu'il y a toujours des indications que quelqu'un a récemment quitté la scène: l'œuf fraîchement cassé, un reste de café dans le verre ou un vêtement qui traine dans la pièce. Et les pinceaux et les pots de peinture, qui convoquent désormais la peinture en termes de contenu et renvoient peut-être à l'un des absents, l’absence du peintre?

 

Dans Demain il fera beau, 2016, par exemple, le pinceau figuré de façon réaliste, qui vient de peindre abstraitement la surface adjacente, semble avoir été placé là à l'instant dans ce verre – seulement indiqué par un contour rapide. Les couches de réalité se chevauchent, tout comme les différents styles de peinture, et à ce stade la spatialité devient également surréaliste. Cette dernière se manifeste généralement dans l‘arrière-plan, dans lequel une ligne d'horizon mène à un paysage mental abstrait, révélant une vue sur la mer à la Magritte (Pharmazie, 2016, derrière un verre à encre peint de manière très réaliste) ou d'un paysage marin nocturne à la Monet (Œuf au plat et mauvais temps, 2020).

 

Ainsi la peinture de Sylvain Bissonnier se présente comme un jeu de dupes entre nature morte, autoportrait et paysage, ici graphique, là picturale, parfois naturaliste, parfois abstraite – avec, de temps en temps un titre humoristique, quand les tons de couleur et l'ambiance deviennent trop sombres et que nous risquons de devenir trop émotifs.

 

Conny Becker

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